Contrôle de soi et discipline : les mensonges du capitalisme qui laissent la porte grande ouverte à la grossophobie et la biphobie

Article original de Maz Hedgehog, disponible sur WearYourVoice
Traduction par Faune
 
L'Ethique de Travail Protestante est un des mythes fondamentaux du capitalisme Anglo-Américain. Il existe une croyance tenace qui dit que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis auraient obtenu la richesse accumulée par leurs classes dirigeantes par un travail acharné, de la patience, et une grande discipline. Cette idée fausse à propos de l'Ethique de Travail trouve ses origines dans le patriarcat et la suprémacie blanche de la période post-Réforme*, assurant ainsi une justification intellectuelle aux acquisitions coloniales et industrielles des richesses pendant les 18e et 19e siècles. Cependant, cette mentalité s'est répandue bien au-delà des clôtures de la plantation, ou de la porte d'entrée du propriétaire d'usine ; elle s'est infiltrée dans chaque aspect du psychisme Anglo-Américain [et plus généralement occidental, ndt]. 

L'Ethique de Travail et sa prétendue supériorité morale ont enseigné à ces pays et ces cultures que nous devrions utiliser la discipline dans tous les domaines. Alors que des colons et des impérialistes plaçaient sous leur contrôle d'autres nations et les terres qu'elles occupaient, iels croyaient -et continuent de croire- que les corps et les désirs des gen-te-s pouvaient être domptés de la même manière. Le capitalisme Anglo-Américain considère qu'on peut tout transformer en quelque chose de prévisible, cohérent et fiable. Comme une usine de métiers à tisser ou des rails de train, le capitalisme croit que les êtres humains, avec leurs variations de corps, de désirs, et de besoins infinis, peuvent être transformés en atouts : et ainsi assurer une croissance et des profits sans fin

Bien sûr, ceci est une fiction, une fiction qui nécessite l’assujettissement d'un large éventail d'états d'existence qui incluent, mais ne se limitent pas à : la grosseur, les genres et sexualités queers, le handicap, le vieil âge, et même la mort. Cet article se concentrera sur la grosseur et la bisexualité, mais on ne peut pas ignorer les autres, et toute vision plus globale de l'anti-capitalisme devraient les prendre en compte.

L'intérêt de notre société pour devenir mince et le rester n'a pas grand chose à voir avec le fait de s'occuper du bien-être des gen-te-s. On ne compte plus les études qui montrent que les cycles gain/perte de poids causés par les régimes n'ont aucun impact positif sur la santé à long terme. Au contraire, l'obsession pour la minceur tout au long de nos vies, est en fait une obsession pour la croyance qui dit que nos corps peuvent être "mis en conformité", soumis. Cette obsession nous raconte qu'en mangeant seulement les bons aliments, et en se déplaçant de la bonne manière, tous les corps peuvent être des corps minces. De la même manière que le fait l'Ethique de Travail Protestante et l'ascétisme* qui y est associé, elle transforme le plaisir qu'on prend en mangeant en pêché, et créé de la culpabilité et de la honte autour du fait de "mal" manger. Cette obsession nous dit qu'être gros-se vient d'un manque de maîtrise de soi, et d'un manque de volonté. Elle a aussi créé la culture des régimes, qui nous dit qu'en achetant certaines choses (superfoods, livres de régimes, abonnements à la gym, pilules amincissantes, chirurgies en rapport avec la perte de poids, etc.), les "mauvais" corps gros peuvent être transformés en "bons" corps minces. Elle érige et construit la minceur en tant qu'idéal stable, en l'opposant à la grosseur, qui serait un échec temporaire.

"Ton corps n'est pas le problème,
c'est la société qui est le problème"

De la même manière, l'hétéronorme nous enseigne que le désir peut être controlé et contenu. Le plaisir dangereux de la queerness*, qui est vue dans ses clichés comme fortement hédoniste* et sur-sexualisée, fait contraste avec la responsabilité calme de l'hétérosexualité cisgenre. Les communautés cis et hétéronormatives sont attentives et vigilantes à garder cette queerness à l'extérieur de leurs murs. L'intimité est contrôlée, surtout entre hommes et personnes perçues comme hommes, afin de s'assurer qu'aucun signe de queerness (et le plaisir potentiel qui lui est associé) ne soit autorisé à persister. 

Bien que la plupart des espaces "de gauche" acceptent que l'homosexualité est une manière valide de ressentir de l'attraction romantique, c'est souvent d'une manière qui fige la frontière entre hétéro et gay. La rhétorique du "né-e comme ça" ("Born this way" comme dans la chanson de Lady Gaga) n'accepte la queerness que si elle est complètement impossible à éviter, et séparée de la cis-hétérosexualité. Elle ne fait rien pour se battre contre les moeurs éducatives et parentales qui insistent sur le fait que les enfants doivent être contrôlé-e-s de manière stricte, ou contre la pression sociale qui pousse les adultes à se conformer à des scénarios sexuels pré-écrits, de peur de devenir/être lu-e-s comme gays. 

L'organisation de la vie hétéronormée - se marier/avoir un-e partenaire monogame, avoir des enfants, travailler pour s'occuper de ces enfants, etc.- est conçue pour créer des unités de production bien rangées. Les familles nucléaires contemporaines sont des catégories faciles à identifier à qui on peut vendre des produits, de qui on peut tirer des profits, et à travers lesquelles on peut transmettre de la richesse. Les queers ont des manières moins claires de créer des relations, moins délimitées, et du coup, moins utiles au capitalisme. L'hétéronorme se perpétue en partie en insistant sur le fait qu'il peut y avoir des limites autour du désir, que la sexualité est cohérente et stable, que la queerness peut toujours être facilement identifiée et délimitée pour pouvoir la punir. 

La grosseur nous montre que les corps ne peuvent pas être domptés, qu'ils sont sensés être différents, changer de taille et de forme lorsqu'on grandit, et avec l'âge. La grosseur est le signe que la forme de nos corps ne peut pas être contrôlée. De l'autre côté, la bisexualité et la pansexualité, ainsi que toutes les autres attirances à plusieurs genres, nous montrent que le désir ne peut pas être dompté, que ressentir du désir (apparemment) hétérosexuel n'empêche pas d'être queer, que la sexualité n'est pas figée en elle-même, ou facilement catégorisable. Si on prend tout ça en compte, grosseur et bisexualité deviennent des spectres, des symptômes d'un défaut, d'un manque ou d'une immaturité dont il faudrait avoir peur, ou rejeter. Elles deviennent des catégories temporaires, que l'on devrait rendre matures et cohérentes à travers l'usage de la discipline, par peur que tout l'édifice s'effondre.

Une grande partie du militantisme gros et bi met en avant le fait que la grosseur et la bisexualité sont matures, stables et cohérentes. Iels affirment que ce sont des états 'naturels' qui ne sont pas choisis, et généralement ne peuvent pas être choisis. Je dois souligner que ce travail est important. Cet article n'a pas pour but, de quelque manière que ce soit, de dévaloriser les militant-e-s bi et gros-ses qui font ce travail. Afin de faire comprendre aux gen-te-s que la culture des régimes et que les thérapies de conversion ne fonctionnent pas comme certain-e-s le soutiennent, et causent au contraire d'immenses souffrances, il faut affirmer que la grosseur et la bisexualité existent, et qu'aucune sorte de discipline (ou de maltraitance) ne pourra les supprimer.

Cependant, j'ai peur que tout le temps qu'on passe à affirmer qu'être gros-se ressemble à être mince, et que les bisexuel-le-s sont similaires aux personnes non-queers, risque de nous faire rater le mensonge fondamental dans la logique mince/hétéro. Au sein même des militantismes gros et bi, il y a un potentiel pour des manières d'être différentes, qui rejètent l'Ethique de Travail Protestante, et le capitalisme qu'elle soutient.

Le militantisme gros affirme que les personnes grosses devraient avoir le droit d'exister librement dans nos corps, tels qu'ils sont aujourd'hui. Le militantisme gros dit aussi que, si nous sommes incapables de contrôler la taille de nos corps, alors c'est bien que les performances de "vertu diététique" ne mènent nulle part (par exemple par le fait de "bien" manger et de faire de l'exercice). Dans ce cas, la "vertu diététique" elle-même n'a plus de sens. La taille du corps n'a rien à voir avec le "contrôle de soi" (anglo-américain et capitaliste), et tout à voir avec un mélange d'hérédité, d'environnement, et de simple hasard. 

La minceur n'est donc pas le signe d'un bon caractère ou d'un sens moral, et n'a aucune signification philosophique, à part celle qu'on lui projette dessus. Refuser le plaisir de la nourriture ne garantit en rien la minceur. Ce rejet, et la culture du régime qu'il créé/nourrit, n'ont aucun sens. Au lieu d'attendre l'arrivée d'un futur mince qui ne viendra jamais, on peut exiger que les personnes grosses puissent profiter pleinement de leurs vies aujourd'hui, et que le militantisme gros supprime le côté performatif et moral de la nourriture et du mouvement. Que la manière dont on mange et à quel point on bouge arrêtent d'être des raccourcis pour exprimer de la grossophobie ; ou que ces deux choses arrêtent d'être rangées le long d'une hiérarchie morale, prêtes à être emballées et à nous être vendues. 

Le militantisme bi nous dit que les gen-te-s ne devraient pas être contraint-e-s par la manière dont iels ont fait l'expérience de l'amour et du désir dans le passé. Le militantisme bi dit que les manières de vivre de l'intimité romantique/sexuelle peuvent varier et changer tout au long de la vie, et donc qu'insister sur la pureté ou le caractère principal d'un désir par rapport à un autre est voué à l'échec. Penser qu'une personne est hétérosexuelle et donc va forcément suivre le script écrit par l'hétéronormativité, sauf preuve formelle du contraire, est une idée profondément erronée. De la même manière que la queerness -qu'on assimile trop souvent avec une homosexualité rigide- ne peut pas facilement être identifiée et gardée à distance, l'hétérosexualité ne peut pas être l'hypothèse facile et par-défaut. Vu qu'avoir du désir apparemment hétérosexuel n'élimine pas automatiquement la queerness, alors les thérapies de conversion et les autres formes contraintes d'hétérosexualité ne sont pas de réelles protections contre cette dernière. La bisexualité a la capacité d'apporter de la queerness à l'intérieur des couples apparemment hétérosexuels. Tout cela signifie que le projet de vie hétéronormatif idéal - c'est-à-dire la ségrégation cisgenre, le mariage jusqu'à la mort et les enfants qui en découlent- et l'unité stable de production que ce projet génère, ne sont ni automatiques ni inhérents, même à l'intérieur d'unions apparemment hétérosexuelles.

Ainsi, le refus du plaisir -qu'il vienne de la nourriture ou du désir- ne peut pas transformer de manière fiable une personne grosse et/ou queer en personne mince et/ou cishétéro. De ce fait, les militantismes gros et bi nous encouragent à nous saisir du plaisir dans le temps présent. On peut comprendre que la nourriture, l'inactivité, le désir et le sexe soient des sources de plaisir, et que le plaisir devrait être apprécié, savouré. Les militantismes gros et bi comprennent très bien que nous ne devrions pas rejeter notre moi présent afin de privilégier le futur (mince), ou bien le passé (hétéro/homosexuel). 

Dans une société qui se sert de nos comportements passés pour créer du capital dans le présent, lui-même utilisé pour créer de futurs produits, nous pouvons résister en embrassant le changement, la fluidité et l'imprévisible. Rejeter le consumérisme capitaliste, qui nous assigne à des groupes afin de nous vendre des modes de vie "inspirants", nécessite de rejeter également la minceur et l'hétéronormativité comme des produits qui lui sont intrinsèques. Comprendre qu'une grande partie de nos vie ne peut pas être contrôlée, et que nous pouvons seulement en faire l'expérience, nous laisse la possibilité d'être solidaires les un-e-s avec les autres ; et de réaliser qu'aucune manière d'être n'est supérieure à une autre. 

Face à cette vérité, nous sommes invité-e-s à rejeter le mensonge de l'Ethique de Travail Protestante, et ainsi à rejeter l'idée que la taille de nos corps ou la forme de nos désirs peuvent être des signes de vertu. Faisons plutôt face au fait que d'immenses parties de la population mondiale sont coupées de la possibilité d'éprouver du plaisir : que ce soit parce qu'il est inaccessible ou passible de punition.

Dans un monde qui essaye de nous faire rentrer dans des cases, qui divise les gen-te-s entre les méritant-e-s et les autres, qui transforme le pouvoir et les privilèges en supériorité morale, et qui fait de l'acquisition de capital un signe de vertu, les militantismes gros et bi ont le potentiel d'apporter d'importantes stratégies/possibilités pour rejeter/résister/déconstruire ces structures de pouvoir.

 

Article original de Maz Hedgehog @MazHedgehog, disponible sur WearYourVoice

Traduction par Faune. Le titre original de l'article a été modifié dans un souci de compréhension.


Lexique

> ndt : Notes du traducteur

> Période post-réforme: Aux Etats-Unis, la période de la Réforme, ou période Progressiste, est une période de fort activisme social et de réforme politique. Elle est suivi par la période de la Grande Dépression (haut taux de chomâge, augmentation de la pauvreté...).

> Ascétisme : Mode de vie caractérisé par la rigueur et l'austérité

> Queerness : Le fait d'être queer

> Hédonisme : Doctrine philosophique donnant la recherche du plaisir et l'évitement de la souffrance comme but de la vie.

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