Un enfant sage et docile


avertissement de contenu : tentative de suicide

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Si l’abnégation et le déni existent en moi, et sont si forts aujourd’hui, c’est bien parce que j’ai été forcé de les y accueillir. On n’ignore pas ses émotions, et sa propre souffrance, par plaisir. J’ai d’abord fait l’expérience de l’oppression et de la violence qui m’ont enseigné très tôt le statut d’objet.

Je suis une poterie molle et malléable, qui reçoit et subit les actions et volontés des autres. La plupart du temps, ce n’est pas par un coup sec, mais par des gestes lents, parfois imperceptibles, qu’on me façonne. Qu’on me force.

Quand la consistance des autres est plus dure, parfois rebelle sous la main, la mienne est douce et trempée.

Je suis docile. J’aime les règles, ou en tout cas je m’en convainc. Et lorsque leurs gestes me contraignent, me contrôlent, m’immobilisent, je les accepte les uns après les autres.

Dès le début, je sens la violence. C’est pas que je ne veux pas la voir, non ; mais quand je dis les mots, ça se retourne contre moi. On me dit menteuse.

Je le lis dans leurs yeux, dans leurs mouvements. Les mots continuent à sortir de ma bouche, mais rien n’y fait. On me dit t’exagères. On détourne les yeux.

Pouf, je disparais de leur champ de vision.

Je suis sage. Je comprends qu’il vaut mieux que je me taise. Alors je prends les mots, les sens, les gestes, et je les avale, un par un. Je les range, lentement, sûrement, patiemment, tout au fond de mon estomac.


Les années avancent, et mon estomac devient un puits sans fond. Ses parois s’épaississent, elles me protègent du feu qui brûle désormais à l’intérieur.

La violence s’est transformée en bile, la bile en colère, et tout est parti en flammes. Je n’arrive plus trop à retracer d’où viennent toutes ces flammes, à part de moi-même. La moindre émotion, si vite sortie de moi, se consume instantanément dans le brasier.

Mon estomac, si robuste, me protège et m’isole en même temps. Je suis isolé de tout ce qui m’arrive, et je suis isolé de mes propres ressentis, physiques et émotionnels. Je ressens tout à retardement, en décalage. Parfois c’est déclenché par un évènement mineur dans ma journée, une contrariété, parfois suite à une agression. Une étincelle jetée au visage.

Le plus souvent ça ressort d’un coup, dans un tonnerre d’explosions silencieuses. Ca explose à l’intérieur de moi, toujours. Et il n’y a aucune éclaboussure autour, je m’y attache. J’ai appris à tout garder pour moi depuis bien longtemps. Pourtant le feu n’est pas loin, il ne s’éteint jamais, et si tu me regardes bien tu peux voir les flammes qui me consument de l’intérieur.


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J’ai tellement appris à me taire, que je ne sais plus ce que je pense. J’ai tellement appris à subir, que je ne sais plus ce que je ressens. J’ai tellement appris que je n’étais pas important, que je me comporte comme si je n’étais rien du tout.

Je dis « plus », mais je n’ai aucun souvenir d’avant tout ça. Comment c’était avant ?

Et pourquoi je me comporte comme ça aussi avec les gen-te-s que j’aime ? Avec celleux que j’admire ? L’abnégation, c’est croire profondément qu’on n’est rien, jamais. C’est avoir appris que la volonté, les paroles, les désirs des autres priment fondamentalement sur les siens. C’est oublier qu’on en a, même. C’est se convaincre qu’on prend du plaisir à s’applatir pour les autres. L’abnégation, ça fait chier.


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Les années passent. Je vieillis, et même si la rage m’habite, je sais quelle est ma place. Je vis avec ce truc chelou depuis presque toujours : calme dehors, arraché dedans.

J’ai enfin pris conscience de ce feu qui me consume. Je songe au suicide pour l’éteindre. Je m’immerge deux ou trois fois dans l’eau, je m’innonde ; mais rien n’y fait, je suis toujours là. Du sable et des algues plein la bouche. Je recrache l’eau par à-coups, et je me relève.


Les couches de violence s’empilent, c’est comme ça. J’en détruis certaines, parfois, mais globalement ça pèse plus lourd. Je les compare trop aux couches des autres. Les miennes sont minces, fines et légères, alors que celles des autres sont importantes, et lourdes.

Les personnes aux pieds robustes, aux tempéraments rebelles, me fascinent. Je suis un enfant sage et docile, et je ne leur ressemblerai jamais.


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Si je suis là aujourd’hui, à écrire ces mots, c’est que j’ai survécu à cette violence. J’aimerais bien dire que la vie est belle, que tout ça m’a rendu plus fort et résistant, et rassurer tout le monde. Mais je le ferai pas. J’emmerde la résilience. J’ai besoin de crier que c’était trash, et que si j’ai voulu crever, c’était pas parce que j’étais faible. J’ai besoin de pleurer que je méritais pas tout ça, et de m’autoriser à être une victime.

Le déni et l’abnégation, c’est des choses qui m’ont sauvé autant qu’elles m’ont coulé. Mais être fort tout le temps, et être là pour tout le monde, sauf soi-même, ça mène où ?

Je suis un être doux et malléable qui brûle trop de l’intérieur. Je ne sais pas si je veux encore éteindre les flammes, je n’ai plus trop peur qu’elles me consument. Mais ce que je sais, c’est que je ne veux plus jamais avoir honte d’avoir été cet enfant sage et docile.

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