Colonisation, nourriture et pratiques alimentaires en Mésoamérique

Article original écrit par Dr. Linda Alvarez, du Food Empowerment Project

Traduction par Faune

avertissement de contenu : racisme, colonialisme


La violence qui a accompagné la colonisation européenne des peuples indigènes de Mésoamérique* est un fait bien connu. Les historien-ne-s ont écrit longuement sur les effets dévastateurs que cette colonisation a eu sur les sociétés indigènes, leurs cultures et leurs taux de mortalité. Cependant, l'étude de la conquête s'est souvent concentrée sur les changements sociaux, politiques et économiques imposés aux populations indigènes, alors que la question de la nourriture - source même de survie - a rarement été considérée. Pourtant, la nourriture a été un outil essentiel de la colonisation. On ne peut probablement pas bien comprendre la colonisation, sans prendre en compte les questions de la nourriture, et de l’action de se nourrir.

Imaginez que vous êtes un-e Espagnol-e qui vient d'arriver sur les côtes d'une terre étrangère. Votre survie dépend de deux choses : la sécurité (vous protéger du danger), et l'alimentation (la nourriture et les autres substances nécessaires pour survivre). Pour ce qui est du premier point, les Européen-ne-s sont arrivé-e-s sur la côte de ce qu'on appelle désormais "les Amériques" parfaitement équipé-e-s pour se protéger. Monté-e-s à cheval, armé-e-s d'armes avancées, et de tout un tas de maladies européennes, les Espagnol-e-s sont allé-e-s à la rencontre des populations indigènes d'une manière des plus violentes. L'alimentation, par contre, a été un tout autre problème.

différentes espèces de maïs
 
Quand les Espagnol-e-s arrivèrent en Mésoamérique, iels tombèrent sur les Mayas, les Aztèques, et d'autres groupes indigènes importants. La terre était riche, fertile, et pleine de plantes comme les haricots, les courges, les piments, les avocats, les sureaux, les goyaves, les papayes, les tomates, le cacao, le coton, le tabac, les agaves, l'indigo, le maïs, et le manioc. Les Européen-ne-s trouvèrent des plantations agricoles similaires dans toute la région. Cependant, cette nourriture était considérée par les colons comme inférieure et inacceptable pour la bonne alimentation des corps européens. A l'époque de la conquête, le régime européen était principalement composé de pain, d'huile d'olive, d'olives, de "viande", et de vin. Ce régime là pu globalement être maintenu pendant le voyage de l'Europe jusqu'aux Amériques, mais à leur arrivée, les Européen-ne-s se retrouvèrent en manque de la nourriture qu'iels considéraient comme nécessaire pour survivre. Au même moment que les Européen-ne-s commencèrent à mourir sur ces "nouveaux" territoires, les inquiétudes se tournèrent vers la nourriture. D'ailleurs, Christophe Colomb lui-même était convaincu que les Espagnol-e-s mouraient à cause du manque de "nourritures européennes saines". C'est ainsi que commença le discours colonial des "bons aliments" (les aliments européens supérieurs) contre les "mauvais aliments" (les aliments indigènes inférieurs). Les Espagnol-e-s considéraient que sans les "bons aliments", iels mourraient, ou pire selon elleux, se mettraient à ressembler aux personnes indigènes.


Les "bons aliments" contre les "mauvais aliments"

Les Européen-ne-s croyaient au fait que la nourriture dessinait le corps colonial. En d'autres mots, la constitution européenne était différente de celle d'une personne indigène, parce que le régime espagnol était différent du régime indigène. De plus, les corps pouvaient être modifiés par les régimes alimentaires - d'où le fait d'avoir peur qu'en consommant des aliments indigènes "inférieurs", les Espagnol-e-s finiraient par devenir "comme elleux". Seuls les aliments européens corrects pourraient maintenir la nature supérieure des corps européens, et seuls ces "bons aliments" pourraient protéger les colons des problèmes venant du "nouveau monde" et de son environnement inconnu.

Pour les Européen-ne-s, la nourriture était un moyen de maintenir la supériorité corporelle des Espagnol-e-s, mais elle jouait aussi un rôle dans la construction de l'identité sociale. Par exemple, en Espagne les élites se nourrissaient la plupart du temps de pain, de "viande" et de vin. De l'autre côté, les pauvres ne pouvaient pas se payer ce luxe et mangeaient de l'orge, de l'avoine, du seigle et des ragoûts de légumes. Même les légumes étaient classés en fonction du statut social ; par exemple, les légumes-racines étaient parfois considérés comme inadaptés pour les élites, car ils poussaient sous terre. Ces élites préféraient se nourrir de ce qui venait des arbres, des choses qui étaient éloignées du sol, et élevées par rapport à la saleté du monde commun. De ce fait, la nourriture était un indicateur de classe sociale.

De plus, au temps de la conquête l'Espagne faisait aussi face à des divisions internes. Dans le but d'expulser d'Espagne les Espagnol-e-s musulman-e-s, ainsi que les personnes juives, le roi Ferdinand V et la reine Isabelle I relancèrent ce qu’iels appelèrent la Reconquista, ou reconquête de l'Espagne. Une identité espagnole forte se forma autour de l'idée de la Reconquista, et la nourriture devint du même coup un puissant symbole de la culture espagnole. Prenons l'exemple du "porc" : si on prend les musulman-e-s, les juif-ve-s et les catholiques, seul-e-s les catholiques pouvaient manger du "porc", puisque pour les autres, manger du "porc" était interdit. Pendant la reconquête, alors que les gen-te-s étaient forcé-e-s de prouver qu'iels étaient des Espagnol-e-s de sang pur, on leur donnait souvent du porc à manger. Tout refus de manger du "porc" était alors pris comme un signe que ces personnes n'étaient pas de vrai-e-s Espagnol-e-s catholiques, et étaient par la suite expulsées d'Espagne, persécutées, ou même tuées.

Les Espagnol-e-s arrivèrent dans le "nouveau monde" et commencèrent la colonisation européenne des Amériques ; iels ramenèrent aussi avec elleux l'idée de divisions culturelles et de classe fondées sur le type d'aliments que les gen-te-s mangeaient. Par exemple, à leur arrivée les Espagnol-e-s décidèrent que la viande de cochon d'Inde était fondamentalement "indienne", et que par conséquent, quiconque en mangerait était considéré-e "indien-ne". Le même principe s'appliquait à d'autres aliments indigènes de base tels que le maïs et les haricots. Les Espagnol-e-s traitaient ces aliments indigènes comme des "aliments de famine," c'est-à-dire qu'il était seulement acceptable de les manger si tous les autres "bons aliments" étaient en rupture de stock.

L'aspect symbolique de la nourriture se retrouvait également dans la pratique de la religion, un autre aspect destructeur de la conquête. L'eucharistie, le rite le plus sacré chez les catholiques, se composait d'une galette de blé, qui représentait le corps du Christ, et de vin, qui représentait le sang du Christ. Au départ, bien avant qu'on récolte du blé dans les Amériques, il était difficile d'obtenir du blé depuis l'étranger, puisque la plupart se gâtait pendant le voyage. On aurait facilement pu faire les galettes utilisées pour réaliser ce rite avec le maïs local, mais les Espagnol-e-s croyaient que cette plante indigène inférieure ne pouvaient pas être transformée en corps du Christ, comme on le faisait avec le blé. De la même manière, seul le vin réalisé avec des raisins était acceptable pour le sacrement. N'importe quel substitut potentiel était considéré comme un acte de blasphème.

Si les Espagnol-e-s et leur culture voulaient survivre dans ces contrées étrangères, iels auraient besoin d'avoir des sources de "bons aliments" à leur disposition. Lors des comptes rendus à la Couronne réalisés par les fonctionnaires espagnols, il était souvent mentionné le "manque de nourriture espagnole". Tomas Lopez Medel, un fonctionnaire espagnol frustré de ce que pouvait offrir le "nouveau monde", rapporta que "...il n'y avait ni blé, ni vignes, ni aucun animal acceptable..." présent dans les nouvelles colonies. Après avoir entendu ça, la Couronne commanda un certain nombre d'études qui devaient établir quelles plantes européennes poussaient bien dans les terres colonisées, et où elles poussaient le mieux. Il fut décidé que le plus pratique serait que les colons cultivent leurs propres plantes et élèvent leurs propres animaux, et peu de temps après, les Espagnol-e-s commencèrent à réorganiser l'agriculture pour qu'elle corresponde à leurs besoins. Même si le blé, le raisin et les olives ne poussaient que dans certaines régions d'Amérique Latine, les Espagnol-e-s considérèrent tout ça comme un succès. Les colons étaient ravi-e-s que leurs propres aliments arrivent à pousser sur des terres étrangères, et même si les plantes en étaient une partie importante, les animaux d'élevage, qui prospéraient de manière inégalée, furent leur victoire la plus significative.


L'arrivée des vaches, cochons, chèvres et moutons

Un certain nombre d'animaux domestiqués étaient déjà présents lorsque les Européen-ne-s arrivèrent dans ce que l'on appelle aujourd'hui l'Amérique Latine. Parmi eux des chiens, des lamas et des alpagas, des cochons d'Inde, des dindes, des canards musqués, et une espèce de poulet. En Mésoamérique, la viande et le cuir qui étaient mangés ou utilisés provenaient le plus souvent de la chasse, et de manière générale, aucun animal n'était exploité pour travailler. A part les chiens, qui étaient parfois utilisés pour le transport. Les Européen-ne-s trouvaient inacceptable ce manque d'animaux à consommer ou à exploiter. De ce fait, le premier contingent de chevaux, chiens, vaches, moutons et chèvres arriva à bord de la deuxième expédition de Christophe Colomb en 1493. L'arrivée de ces immigrants à sabots changera fondamentalement et à tout jamais les modes de vie indigènes.

D'abord, contrairement aux animaux domestiqués qui étaient déjà présents en Amérique Latine avant la conquête, ces animaux-là avaient peu voire pas de prédateurs. Ils ne mourraient d'aucune nouvelle maladie, et ils avaient de vastes sources de nourriture. Les Espagnol-e-s laissèrent ces animaux libres de se nourrir des riches pâturages, fruits, et autres types de nourriture qu'ils pouvaient trouver dans ces nouvelles terres. Du fait de la multitude de sources de nourriture, et aucun risque menaçant leur existence, ces animaux se reproduirent à des taux stupéfiants. A partir du 17ème siècle, des troupeaux de centaines de milliers de vaches, cochons, moutons et chèvres se baladaient à travers le continent. Le résultat? Les prix de la "viande" s’effondrèrent, et sa consommation augmenta exponentiellement. En Espagne, consommer de la "viande" était un luxe, mais dans le "nouveau monde", la grande disponibilité des ces animaux rendit ce luxe accessible à tou-te-s. Ce moment marqua le début de la marchandisation* de ces animaux dans les Amériques, et de tout ceci découla naturellement une industrie de la "viande" en constante expansion. A cette époque d'ailleurs, les ranchs de "bétail" étaient si communs et produisaient de telles quantités de "viande" d'animaux domestiqués, que presque tout le monde consommait de grandes quantités de protéine animale. Manger de la "viande" était un des bénéfices économiques qui venaient avec le fait de garder des animaux, mais ce n'était pas le seul. Les archives mettent aussi en évidence une augmentation de la consommation de produits laitiers, ainsi que du lard, qui remplaça l'utilisation traditionnelle de l'huile d'olive dans la cuisine des colons. De plus, la demande en "peaux" et en "suif" (souvent utilisé pour les bougies) était encore plus importante que la demande en "viande".

La conséquence la plus dévastatrice de l'apparition de cette nouvelle industrie de la "viande", fut que sa croissance fulgurante s'accompagna en parallèle d'un déclin immense des populations indigènes. Les Espagnol-e-s étaient impatient-e-s de disposer des "bons aliments" qui garantiraient leur propre survie, et procédèrent à la déforestation d'énormes étendues de terres pour faire paître les troupeaux. Iels ne se préoccupèrent pas de l'usage qui étaient fait des terres avant leur arrivée. Ces vastes troupeaux s'aventuraient souvent sur des champs de cultures indigènes, détruisant ainsi leurs moyens premiers de subsistance. La situation devint si grave, qu'un fonctionnaire espagnol écrivit ceci dans une lettre à la Couronne : "Que votre majesté se rende compte que si le bétail est autorisé, les Indiens seront détruits...". Au départ, de nombreuses personnes indigènes de la région souffrirent de la malnutrition, ce qui, par conséquent, affaiblit considérablement leur résistance aux maladies européennes. D'autres moururent littéralement de faim, pendant que leurs parcelles agricoles se faisaient piétiner, manger par des animaux, ou approprier pour faire pousser des cultures espagnoles. Finalement, peu d'options restaient, et de nombreuses personnes indigènes de mirent à consommer des aliments européens.

Au delà du caractère dévastateur de cette expérience, il est important de noter que les populations indigène des "Amériques" ne réagirent pas de manière passive à ces changements. Il existe un certain nombre de révoltes de personnes indigènes pendant la colonisation qui ont été documentées, durant lesquelles iels résistèrent spécifiquement contre la nourriture espagnole. Par exemple, en Amérique du Nord, le peuple Pueblo lança une révolte contre les Espagnol-e-s, lors de laquelle la nourriture espagnole était la cible principale. Lors de cette rébellion, on dit qu'un-e leader-euse Pueblo aurait ordonné à son peuple de "...brûler les graînes que les Espagnol-e-s ont planté et planter seulement du maïs et des haricots, qui sont les plantes de nos ancêtres". Et même si résister aux cultures européennes n'était pas inhabituel, au bout d'un certain temps les personnes indigènes incorporèrent de nombreux aliments européens dans leurs régimes. De la même manière, de nombreux-ses colons finirent par incorporer des aliments indigènes dans leur régime quotidien.


Acculturation alimentaire dans le "nouveau monde"

Plusieurs facteurs contribuèrent à l'acculturation* alimentaire, que ce soit chez les personnes indigènes ou chez les européen-ne-s.

Tout d'abord, pendant le processus de colonisation, « s’européaniser » était récompensé. Au départ, les personnes furent forcées de se convertir au catholicisme, ainsi que d'adopter la culture, les coutumes et les croyances espagnoles. Puis vint un temps où les Espagnol-e-s essayèrent d'autres méthodes pour convertir les personnes indigènes à leur mode de vie. Par exemple, des prêtres essayaient de convertir de jeunes hommes indigènes au catholicisme en leur offrant du "bétail" en échange de leur conversion. Posséder du "bétail" était séduisant, car les animaux étaient une source de revenu, et que consommer de tels animaux était un signe de statut social élevé, d’après les Espagnol-e-s. Puisque la nourriture était un indicateur de statut social, et que les personnes indigènes pouvaient améliorer leur statut en suivant la culture espagnole, nombreuses d'entre elles adoptèrent des pratiques espagnoles, y compris la cuisine, afin de s'assurer un statut social plus élevé dans la société coloniale.

Le rôle des femmes dans cette société fut un autre facteur important qui façonna l'adoption des aliments européens dans les régimes indigènes. Une partie intégrante de la colonisation fut portée par les femmes ibères, qui arrivèrent peu de temps après que leurs partenaires se soient installés dans le "nouveau monde". Lorsque les Espagnols commencèrent à fonder et s'organiser en colonies, la Couronne fut informée de comportements inopportuns : il est dit que les hommes espagnols étaient dehors à n'importe quelle heure de la nuit dans les rue de la nouvelle Espagne, saoûls, cherchant les problèmes, et fricotant avec différentes femmes. La Couronne fit la conclusion que ces comportements étaient dus au fait que ces hommes vivaient sans leurs épouses, qui étaient habituellement chargées de maintenir la structure de la famille et de la civilité. De ce fait, la Couronne exigea que les femmes ibères rejoignent leurs maris, afin de civiliser la société dans le "nouveau monde". Lorsque ces femmes arrivèrent, les foyers espagnols furent réunis, et elles commencèrent à solidifier le rôle de la famille espagnole dans les colonies. Cette réunification des familles espagnoles se passa en parallèle de la destruction du foyer indigène, car de nombreuses femmes indigènes furent forcées à travailler en tant que domestiques, cuisinières, nounous, ou nourrices dans les foyers espagnols. Une partie de ce qui leur était demandé était d'apprendre à cuisiner des plats européens, et de reproduire les pratiques coloniales à la maison ; et les femmes ibères étaient là pour s'assurer que c'était fait correctement. La présence des femmes espagnoles était sensée fournir un exemple de ce à quoi une femme "civilisée" ressemblait, et comment elle se comportait, et une grande partie de cette "civilisation" avait lieu dans la cuisine. Afin de reproduire correctement la cuisine espagnole --c'est-à-dire la source des corps espagnols supérieurs-- des femmes espagnoles devraient apprendre aux femmes indigènes à faire de la nourriture "civilisée". Du fait de ce nouveau rôle qu'elles endossaient dans les foyers européens, de nombreuses femmes indigènes se mirent à imiter la cuisine espagnole chez elles. Cependant, il existe aussi des textes documentant l'introduction d'aliments et de pratiques culinaires indigènes dans le régime européen. C'est une conséquence du travail des femmes indigènes dans les foyers espagnols, mais aussi du fait que des mestizas* se sont mariées avec des hommes espagnols, et ont commencé à incorporer des aspects de leur héritage mixte dans ces foyers mixtes. Par exemple, l'utilisation du comal est spécifiquement indigène, pourtant des archives archéologiques indiquent qu'ils étaient utilisés dans la plupart des foyers espagnols. De plus, on voit par exemple des variations indigènes dans la manière de cuisiner dans l'utilisation du piment chili. Les Européens acceptèrent l'utilisation du chili dans leurs plats car il était proche du poivre. Cette ressemblance permit sa large acceptation parmi les Européen-ne-s. Les changements dans les régimes espagnols étaient surtout fréquents en temps de famine, et par famine on entendait un manque de nourritures espagnoles. A ces périodes, les cuisinier-e-s indigènes préparaient des plats indigènes que les Espagnol-e-s étaient bien obligé-e-s de consommer. Pour les personnes indigènes, la cuisine espagnole était une des causes principales pour lesquelles les colons souhaitaient acquérir les terres où iels produisaient leur propres aliments. De ce fait, les personnes indigènes luttaient pour conserver leurs propres traditions culinaires, mais devaient aussi accepter le fait que, pour des raisons pragmatiques, iels devaient adopter de nouveaux aliments.

Enfin, comme on vient de le voir, la simple disponibilité de certaines nourritures commença à altérer les pratiques alimentaires. La terre qui avait auparavant servi à nourrir les communautés indigènes était à présent organisée pour produire des matières premières nécessaires à l'export.  Cependant, la couronne espagnole contrôlait avec attention l'autorité espagnole locale, afin de ne pas laisser un seul conquistador acquérir du pouvoir de manière disproportionnée. Afin de pouvoir contrôler cela, la couronne autorisait certaines terres à être préservées, afin d'être cultivées par les communautés indigènes pour leur propre subsistance. Sur ces terres, les communautés étaient autorisées à faire pousser collectivement ce qu'elles avaient besoin pour leur subsistance quotidienne. Cependant, cela n'était pas une action purement altruiste de la part de la couronne, mais une tentative calculée de maintenir leur contrôle sur le pouvoir local. Au fil du temps, la couronne subit une série de carences économiques, et lorsque ces carences affectèrent la couronne économiquement, elle se prit d'intérêt pour des terres communales, et décida que ces terres devraient être utilisées pour satisfaire les besoins du commerce international, plutôt que pour ceux de la communauté indigène.  Au fur et à mesure que les besoins européens s'étendaient, les terres indigènes communales furent transformées en larges plantations, ou en haciendas, et leur production fut ainsi directement liée aux exigences des marchés européens. Lentement mais sûrement, ces haciendas devinrent la propriété de ceux qui bénéficiaient du commerce international.


Nourriture, héritage de la colonisation et résistance

Même si on voit aujourd'hui que nombre d'aliments indigènes sont des éléments de base dans les régimes latino-américains, il nous faut aussi reconnaître l'héritage de la colonisation dans ces régimes. La consommation massive de "viande", qui est un aspect significatif des régimes latino-américains modernes, est entièrement originaire de la conquête et du processus de colonisation, comme l'est aussi la portée culturelle, sociale et genrée de cette consommation. L'expansion de la marchandisation des animaux en tant qu'industrie en Amérique Latine prend aussi ses racines dans l'héritage de la colonisation. A travers cette marchandisation, les produits laitiers sont aussi devenus une immense industrie dans l'Espagne coloniale. Il est intéressant de noter que la consommation de lait et d'autres produits laitiers peut servir de perspective unique, à travers laquelle on peut envisager les liens entre nourriture et colonisation.

transhumance d'un troupeau dans les pyrénées 
(pastoralisme)

La pratique de la "laiterie" est une conséquence de la domestication des moutons, des chèvres, des vaches et des cochons autour de 11000-8000 avant JC. Les peuples dont la société était structurée par la tradition pastorale* furent les premiers à pratiquer la laiterie. Ces peuples étaient d'abord indo-européens, et on dit qu'ils se sont déplacés vers le nord de l'Europe, ainsi que vers le Pakistan, la Scandinavie et l'Espagne. Le fait de consommer du lait --et en grande partie du fromage, du yaourt, et du beurre-- est une tradition de longue date parmi ces peuples européens. Cependant, dans les groupes qui étaient traditionnellement des chasseur-euse-s/cueilleur-euse-s, on ne trouve peu ou pas de preuves de pratiques de laiterie, car iels n'avaient aucun animal qui convenait à cette pratique, et que cette pratique nécessitait aussi un mode de vie plus sédentaire. Lorsque les européen-ne-s colonisèrent "les Amériques", iels ramenèrent avec elleux la pratique de la laiterie, qui est à ce jour une énorme industrie. Or, les sociétés indigènes étaient basées sur le modèle chasseur-euse-s/cueilleur-euse-s. C'est ici qu'on remarque la résistance biologique la plus intéressante face au processus de colonisation alimentaire : le rejet corporel du lactose dans les populations indigènes. Toutes les données indiquent des taux importants d'intolérance au lactose (IL) dans les groupes qui étaient traditionnellement chasseur-euse-s/cueilleur-euse-s. Les populations qui viennent de zones où la traite n'existait pas traditionnellement --à savoir les Amériques, l'Afrique, l'Asie du sud-est et de l'est, et le Pacifique-- ont une prévalence* très haute d'IL. A l'intérieur de ces groupes, environ 63-98% de tous-te-s les adultes ne peuvent pas consommer de lait ou d'aliments riches en lactose, sans avoir au minimum un certain niveau d'inconfort physique. A l'inverse, les personnes d'ascendance européenne ont une prévalence très basse d'IL. De ce fait, il existe un lien clair et établi entre la géographie et la prévalence d'IL. Les descendant-e-s des zones de non-traite ont toujours une prévalence élevée d'IL, surtout chez celleux qui sont peu ou pas métis-sé-s, ou celleux qui se sont seulement mélangé-e-s avec d'autres populations touchées par l'IL. Une prévalence basse d'IL reste constante chez les descendant-e-s de peuples nord-européens. Parmi les personnes qui sont métissé-e-s, le niveau de métissage détermine la prévalence plus ou moins haute d'IL ; c'est-à-dire que plus une personne est européenne, plus basse sera la prévalence d'IL. Même si les régimes et les pratiques alimentaires coloniales ont été intégrées dans les pratiques de consommation traditionnelles indigènes, à ce jour les produits laitiers ne sont pas tolérés par beaucoup de personnes.


La nourriture est une forme de pouvoir

La colonisation est un processus violent qui altère profondément les manières de vivre des colonisé-e-s. La nourriture a toujours été un outil fondamental dans le processus de colonisation. A travers la nourriture, certaines normes sociales et culturelles peuvent être transmises, mais aussi enfreintes. Les peuples indigènes des Amériques ont fait la rencontre d'un système alimentaire radicalement différent du leur avec l'arrivée des espagnol-e-s. L'héritage de ce système se retrouve beaucoup dans les pratiques alimentaires des personnes latino-américaines. Cependant, il ne faut jamais oublier que le processus de colonisation a toujours été une question contestée, et que des groupes ont toujours négocié des espaces à l'intérieur de ce processus. Les plats et aliments indigènes sont aussi présents aujourd'hui dans les régimes latino-américains que le sont les plats et aliments européens. Comprendre l'histoire de la nourriture et des pratiques alimentaires dans différents contextes peut nous aider à comprendre que la pratique de s'alimenter est complexe en elle-même. Les choix alimentaires sont influencés et contraints par les valeurs culturelles, et sont importants pour la construction et le maintien de l'identité sociale. De ce fait, la nourriture n'a jamais été seulement à propos du simple acte de consommation et de plaisir -- la nourriture fait partie de l'histoire, elle est culturellement transmise, et elle fait partie de l'identité. La nourriture est une forme de pouvoir.




* Mésoamérique : Aire géographique et culturelle de l'Amérique (qui va environ du Mexique au Costa Rica) occupée par des peuples qui partageaient de nombreux traits culturels communs avant la colonisation espagnole.


* marchandisation (en anglais “commodification”) : Détournement d’une « chose » (objet, idée, animal non-humain, sport, coiffure, etc) de son utilisation et son sens d’origine, afin de la transformer en marchandise qu’on peut vendre.


* acculturation : Processus de changement psychologique, social et culturel, où un-e individu-e, ou un groupe d’individu-e-s adoptent/s’adaptent à un environnement culturel qui n’est pas le sien/leur.


* mestizas : Terme en espagnol dans le texte d’origine, qui désigne historiquement en Amérique Latine les femmes qui ont une ascendance mixte européenne et indigène.


* tradition pastorale : sociétés où on pratique l’élevage d’animaux en pâturages


* prévalence : mesure indiquant le nombre de personnes atteintes d’une maladie/affection sur une population donnée, à une période donnée.

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