La mort, le deuil, et comment je porte l'héritage de mon frère à travers ma propre identité queer

Article original écrit par Jon Bellebono et publié sur Wear Your Voice le 19 mars 2020

Traduction par Faune

Trigger warnings: traumatismes, mort, insultes homophobes, queerphobie, transphobie, mort par suicide.

Note du traducteur: je dédie cet article à nos 3 adelphes, mort-e-s l'été dernier, et à toustes celleux qui ont été touché-e-s par leur mort.


A un niveau individuel et sociétal, la joie que j’ai trouvée en accueillant avec passion mon identité queer a été accompagnée par le deuil perpétuel de personnes queers proches que j'ai/nous avons perdues.

Tout le monde prend un chemin différent lorsqu'il s'agit d'explorer/accueillir /accepter/comprendre sa propre queeritude : livres, discussions, ami-e-s, médias, soirées, rêves, etc. Pour ma part, il a fallu que mon frère meure pour que j'arrive à vivre ma vérité.

Certaines personnes m'ont dit qu'iels le voient réincarné en moi ; certaines personnes m'ont dit que je lui ressemble, que je parle comme lui, que je m'habille comme lui, que je me comporte comme lui ; certaines personnes m'ont dit que j'ai changé du tout au tout par rapport à qui j'étais avant. Et même si c'est une expérience très commune pour beaucoup de personnes queers quand iels commencent à accepter leur genre et leur sexualité, je suis encore en train d'essayer de digérer le fait que tout ça soit si personnellement lié à sa mort, d’essayer de faire le deuil de nos queeritudes partagées - deuil que je n'arrêterai probablement jamais d'essayer de faire. 


"Oh mon dieu, des fois t'es encore plus pédé que moi."

Je me souviens qu'il m'a dit cette phrase à un moment où il me regardait me pavaner en chantant -mal, je dois préciser- devant notre porte d'entrée, à un de ces rares moments où j'avais choisi de ne pas cacher la féminité qui m’est si naturelle. Le moi "hétéro (et cis)" maladroit de 17 ans haussa les épaules, et je sentis mon cœur se serrer. A part un sourire gêné, je ne pu lui donner aucune réponse. Depuis, j'ai pensé à ce moment des milliers de fois, et j'ai trouvé plein de réponses qui auraient pu le stupéfier. 

J'ai aussi réalisé que je ne regrettais pas vraiment de ne pas avoir fait mon coming-out avant, ou même à lui. Je n'ai jamais revendiqué, voulu, ou eu besoin de l'expérience du coming-out. D'une certaine manière, la queeritude m'a été imposée bien avant que je la reconnaisse moi même, avec ma féminité toujours associée à elle. Grandir en tant que garçon asiatique entouré de personnes blanches en Italie, et dans une région rongée par le machisme, j'étais automatiquement trop féminin-e, désexualisé-e et traité-e comme "autre" sans faire quoi que ce soit, et tout ça -sûrement involontairement ou inconsciemment- a queerisé la compréhension du genre de ces personnes. D'une certaine manière, je suis sûr-e que mon frère était au courant que j'étais queer, mais il m'aimait assez pour me laisser le découvrir par moi-même. 

Et même si je ne regrette rien, je ne peux pas m’empêcher de pleurer ce deuil.

Je pleure la mort de mon frère. Je pleure le futur qu'on lui a volé. Je pleure le fait qu’il ne saura jamais ce que c'est être queer aujourd'hui, ou demain. Je pleure le fait qu'il ne connaîtra jamais Rosa de TikTok, ou Drag Race Thaïlande, ou Pose. Je pleure le fait qu'il ne saura jamais que son enterrement était sûrement l'enterrement le plus gay de l'univers, et que jusque dans sa tombe, il a défié les homophobes locaux avec lesquels il s'était battu pendant des années.

Je pleure aussi la relation qu'on aurait pu avoir. Je pleure car il n’aura jamais su, non seulement que je suis queer, mais aussi que je suis trans. Je pleure d'en avoir voulu à sa féminité et à sa pédalerie autant que j'en ai voulu à la mienne, alors qu'aujourd'hui je vois le pouvoir, la force, et la subversion qu'elle porte. Je pleure car on ne s’est jamais maquillé-e-s ensemble, jamais mis du vernis à ongles, car on n’a pas partagé nos expériences de dates horribles, pas rencontré nos partenaires respectif-ve-s, pas bitché, dansé, ou qu'on ne s'est pas bourré-e-s la gueule ensemble. Je pleure car on ne n’est pas fait de câlins. Je pleure car on n’a pas parlé de genre ensemble, pas questionné le genre ensemble. Je pleure car on n’a pas parlé de désir ensemble, pas questionné le désir ensemble. Je pleure le fait que je ne saurai jamais quelle forme ma queeritude aurait prise si il était encore vivant, et que tout ce que je peux faire, c'est d’être reconnaissant-e de porter son héritage.

De la même manière que je suis reconnaissant-e du trésor que représente ma/sa/notre queeritude, j'ai aussi appris que le deuil et la mort peuvent jouer un rôle majeur dans l'expérience queer de certaines personnes.

Des milliers d'hommes gay et bisexuels et de femmes trans qui sont mort-e-s pendant la crise du SIDA, aux centaines de gamin-e-s queers qui prennent leur propre vie chaque année. Des femmes trans noires et latinas qui sont assassinées chaque année, à celles qui meurent parce que leur couverture de santé n'est pas prise en compte. Des travailleur-euse-s du sexe queers qui meurent en travaillant parce leur job n'a pas de valeur, aux couples queer tués en plein rue pour s'être tenu la main. Même si nos identités queers vont bien au-delà de nos douleurs et de nos traumas, nous portons souvent la mort à travers elles. 

Et je pleure le fait que, même dans nos morts, nous sommes policé-e-s*. Je pleure pour toustes mes adelphes* trans qui se font mégenrer, morinomer*. Je pleure pour toustes les amant-e-s qui sont devenu-e-s de simples "ami-e-s" après la mort de leur être cher. Je pleure le fait qu'on doive cacher la non-conformité de nos genres pour respecter le deuil des autres, parce que leur deuil est plus important que le nôtre. Je pleure le fait que la suprémacie blanche est bien présente, même quand nous sommes dans un état des plus vulnérables, et quand les manières de célébrer la mort des personnes racisées sont considérées comme moins importantes, pas légitimes, et ne sont pas respectées.

Je vois la queeritude comme un héritage. Mon héritage porte mon frère ; il porte toustes mes adelphes queers et trans de Birmanie dont les identités sont encore illégales ; il porte toutes les personnes queers incroyables qui ont ouvert la voie pour que j'existe aujourd'hui. Et quand j'arrive à sortir en mini jupe de chez moi, c'est cet héritage que je canalise en moi, comme quand je regarde dans les yeux quelqu'un-e qui rit de moi dans la rue, ou encore quand j'embrasse maon partenaire à l'arrêt de bus. 

La mort est encore un sujet qui est entouré d'une aura de peur et de gêne, ce qui rend le processus de deuil vraiment compliqué à explorer. De nombreuses personnes queers sont déconnectées de leur famille biologique, ou doivent s'auto-censurer quand iels les voient - ce qui rend le processus de deuil encore plus dur. 

Nous devons garder des espaces les un-e-s pour les autres où il est possible de parler de mort, de parler de choses comme la vie après la mort, ou l'organisation des funérailles, ou les rituels mortuaires ; nous devons aussi garder des espaces pour pouvoir être en deuil, s'écouter, aspirer à autre chose, prendre du recul, et ressentir des émotions. 

La douleur qui vient du deuil ne part pas forcément, voir même ne s'atténue pas, mais la mort des gen-te-s porte un certain pouvoir, qu'on devrait canaliser dans nos vies ; la douleur qu'on ressent n'a pas à être pour rien, et la mort des gen-te-s ne marque pas nécessairement la fin de leur existence. 


Jon Bellebono est un-e écrivain-e établi-e à Londres, un-e organisateur-ice communautaire, et un-e réceptionniste avec un bon sens du style. Iel s'intéresse à la théorie et à l'histoire queer, particulièrement aux identités queer et trans d'Asie du Sud-Est. Iel a écrit pour gal-dem, daikon* et plusieurs autres zines DIY ainsi que des publications en ligne. 



* policer : Action de contrôler, surveiller et parfois corriger/punir des personnes, en référence à l’action de la police.

* adelphes : Terme non genré pour désigner les frères et soeurs

* morinom (ou deadname en anglais) : Prénom de naissance/d’assignation d’une personne trans. Morinomer veut dire appeler une personne trans par son prénom de naissance, au lieu d’utiliser son prénom d’usage.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Du racisme dans nos interactions ?

Quand un pédé cis te dis "Je ne suis pas transphobe".

Pourquoi je ne retournerai pas dans la rue le 20 novembre